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La Pudeur

Jean Fouquet (1420-1480), La Vierge à l’enfant entourée d’anges, ca 1454, peinture sur bois, collection Musée des Beaux Arts d’Anvers
Jean Fouquet (1420-1480), La Vierge à l’enfant entourée d’anges, ca 1454, peinture sur bois, collection Musée des Beaux Arts d’Anvers
Jean Fouquet (1420-1480), La Vierge à l’enfant entourée d’anges, ca 1454, peinture sur bois, collection Musée des Beaux Arts d’Anvers

« Si la pudeur n’existait pas, il faudrait l’inventer », disait Voltaire.

Partons qu’une question : pourquoi, en Occident, une femme voilée est-elle parfois perçue comme plus scandaleuse qu’une femme nue ?

L’histoire de la pudeur est complexe.  A travers le temps, l’espace, les cultures, on lui a associé beaucoup d’autres valeurs, dont l’innocence, la honte, le respect de soi et d’autrui,  l’éducation et la loi, la religion, l’intimité et l’extériorité, la grâce,  le regard des autres et le désir, sans compter cette « pudeur naturelle » qu’on aurait depuis la naissance.

« La pudeur naît d’une crainte, de la conscience d’une fragilité » (1) déclare Jean-Claude Bologne dans l’étude qu’il lui a consacré il y a quelques années. Sans doute faut-il trouver dans la prudence et la méfiance des raisons pour lesquelles la pudeur a toujours été attribuée davantage aux femmes qu’aux hommes.

Quoi qu’il en soit, individuelle ou sociale, soumise ou réfractaire, innée ou enseignée, la pudeur et ses multiples facettes a caractérisé la vie des femmes à toutes les époques et sous toutes les latitudes.

Depuis plusieurs années, il ne se passe pas un jour sans que l’augmentation du nombre de femmes voilées ne soit évoquée dans les médias. Symbole d’appartenance et expression d’une identité, signe d’humiliation ou de revendication, le voile suscite aujourd’hui bien des réactions, des prises de positions, des émois et des scandales. Le voile a ses détracteurs et ses défenseurs, il focalise l’attention sur le sort des femmes qui le portent, tantôt considérées comme victimes de la loi des hommes, tantôt perçues comme des provocatrices qui refusent d’être assimilées à la culture occidentale.

Un des paradoxes actuels qui nous intéresse consiste à condamner les vêtements qui cachent la presque totalité du corps féminin, alors qu’on voit dans sa nudité affichée sur les plages, les écrans et les couvertures de magazines l’expression de la liberté des femmes modernes. Autrement dit, une femme voilée serait désormais plus impudique et scandaleuse qu’une femme nue !  Incroyable renversement des valeurs, quand on se souvient  des obligations de dissimulation imposées aux femmes depuis des siècles, notamment en Occident. Mais restons lucides: ce ne sont pas les voiles qui condamnent les femmes  à un sort spécifique : un voile ne fait pas de la femme une esclave, comme la nudité n’exprime pas toujours l’épanouissement de celle qui l’exhibe. Les corps édulcorés,  les visages émaciés et les expressions boudeuses de nos top-modèles n’ont pas le monopole de la beauté et du bonheur. Nu ou dissimulé, c’est toujours et malgré tout le regard d’autrui qui projette le corps féminin en objet de désir ou de mépris. Et c’est sans doute parce qu’il reste très érotisé, malgré sa dissimulation, que le débat fait rage.

Jean-Claude Bologne insiste sur ceci: dans la tradition musulmane, la pudeur est une règle absolue, qui définit obligatoirement le comportement des femmes, qui implique une séparation radicale entre le pur et l’impur, entre la sphère privée et le monde extérieur.

Or, dans les cultures occidentales, ces dernières décennies ont déplacé les frontières de l’intimité, notamment par les moyens technologiques dont nous disposons, rendant de plus en plus floues les limites de la sphère privée et de celle qui s’offre au regard extérieur. Désormais, la clé réside dans le consentement de celle ou de celui qui veut (se) montrer, et l’intimité dépend de ce que nous acceptons d’en faire connaître aux autres. Ce choix s’est individualisé, échappant de plus en plus aux normes traditionnelles et collectives.

A cette évolution s’ajoute une volonté généralisée de transparence depuis la fin du XXe siècle. Que ce soit en politique ou dans l’authenticité revendiquée par les nouveaux moralistes, l’individu moderne ne devrait plus rien avoir à cacher. Le corps et l’aisance avec laquelle on le vit et le donne à voir sans gêne participe à cet état d’esprit.

Pas étonnant, dès lors, que l’image d’une femme dissimulée sous l’opacité d’un voile ou d’un vêtement soit choquante. Mais au-delà des différences et dans notre « village planétaire », il convient désormais d’inventer une « pudeur multiculturelle », d’accepter qu’elle varie d’un individu à un autre et qu’elle soit définie en termes de respect plutôt que de honte, de liberté plutôt que de contrainte.

Observons le célèbre tableau de Jean Fouquet qui date du XVe  siècle et qui  représente Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII, en Vierge Marie pour le moins sexualisée. Curieuse image de la virginité suprême que celle-ci qui prend pour modèle une femme qu’on disait légère! Qu’a voulu montrer ici Jean Fouquet ? Que la beauté participe à la divinité ? Qu’Agnès mérite d’être adorée, tant sa beauté est parfaite ? Que l’Enfant Jésus n’est qu’un prétexte pour pouvoir représenter en toute bienséance un sein adoré du roi et dont la rondeur et les proportions peuvent désormais servir de référence esthétique ?

Et à bien regarder cette œuvre historique, je ne peux m’empêcher de penser à la poupée Barbie de mon enfance : d’apparence idéale, ses proportions n’existent pas dans la réalité. Il en va de même pour le sein d’Agnès Sorel, représenté trop haut et tellement écarté de son voisin qu’il semble vouloir s’échapper de son cadre par l’épaule de la dame.

Que penser, aussi, de ce front extrêmement dégagé, bombé et dépourvu du moindre cheveu rebelle ? Si le XVe siècle  pouvait admirer un sein nu, pourvu qu’il soit pur, parfait ou divin,  les poils et cheveux restaient humains, trop humains… En les escamotant, en rendant le corps féminin aussi lisse, l’art pouvait le représenter nu et sans scandale. L’épilation était, et reste sans conteste un vêtement pudique.

Curieusement, depuis longtemps et sur tous les continents, la femme est d’autant plus convoitée qu’elle accumule les obstacles à sa conquête. De l’enfermement à la surveillance qu’il impose, de la virginité jalousement protégée à la burquà, du corset aux lacets et agrafes, bien des sociétés semblent avoir admis que désir et plaisir impliquent l’attente et tous les rituels patients de séduction qui s’y attachent.  Sournoisement,  c’est de la multiplication de ces « défenses » vestimentaires que naîtra le strip-tease qui joue sur la frustration du dévoilement sans cesse repoussé.

Mais c’est aussi par là que s’est  développée la coquetterie. « Coquetterie ? C’est le seul espace de liberté qui est laissé à la femme captive de sa pudeur. » nous rappelle Jean-Claude Bologne…

Effectivement, un vêtement ne fait pas que couvrir le corps, il le révèle tout autant, lui donne forme, guide le regard sur ses mouvements,  permet le fantasme et invite à l’imagination. Dans les discussions actuelles sur la pudeur, sur ses excès ou son refus, on a tendance à oublier le plaisir de se parer, de se coiffer, de se maquiller.  Pensons aux dessous féminins qui entretiennent le fantasme. Ce qui est caché et suggéré avec autant de coquetterie ne peut être qu’objet de convoitise. Les élégantes de tous temps l’ont bien compris.

Si les femmes sont pudiques, n’est-ce pas parce que les hommes les ont voulues comme telles ? Cette question a été posée de manière spectaculaire par les féministes des années 1960-70, quand elles brûlaient leurs soutiens-gorges en public. Libérer ainsi la poitrine manifestait une rébellion, une critique de l’érotisation des seins développée en Occident depuis le XVe siècle. En refusant de se soumettre à l’idée que les hommes – la société des hommes – se faisaient d’elles, ces femmes ont progressivement (re)conquis leurs corps, ont revendiqué une nudité consciente sans être honteuse ou, au contraire, une inaccessibilité qui frôle parfois la disparition de tout attrait.

Diane Hennebert

(1) : Jean-Claude Bologne, Pudeurs féminines, voilées, dévoilées, révélées, Editions du Seuil, Paris, 2010

Dans la Grèce antique, les jeux du voile reflètent toutes les nuances de la pudeur et de la provocation. Selon Aristote, honte et pudeur dépendent de l’importance attribuée au jugement d’autrui et déterminent ainsi une morale vertueuse. Il s’agit d’un idéal social plus que d’une conduite spontanée.

Durant l’antiquité romaine, une honnête femme peut sortir de chez elle, à condition de porter des vêtements opaques, blanc, et cacher tout ou partie du visage. Reste toujours ce critère : une pudeur absolue liée à la honte d’être un objet de tentation sous le regard des hommes. On cache donc la beauté qui peut exciter la convoitise, mais on cache aussi la laideur qui peut engendrer le dégoût. Dès lors, les parties inférieures du corps, considérées comme laides (pieds, jambes, fesses et sexe) sont cachées pour éviter le dégout ; les belles parties supérieures (seins, visage) sont cachées pour éviter la tentation d’autrui. Deux interdits s’imposent alors aux femmes !

Dans la Bible, le voile a une fonction rituelle, donc occasionnelle. La pudeur y est essentiellement attribuée aux femmes et est naturelle. Cette pratique est reprise en Occident par la tradition juive où le voile est obligatoire pour les pratiquantes. Ainsi, les Chrétiennes se couvriront la tête pour prier (afin de ne pas induire les anges à la tentation !) : il s’agit désormais d’un autre regard, invisible et immatériel. Le voile s’impose aux religieuses qui sont en principe des vierges et considérées comme les épouses du Christ.

On observe que durant les premiers siècles de notre ère, le voile s’impose dans les pays convertis à l’islam où la coutume s’impose comme une prescription légale (il se répand partout dès le XIIe siècle) et est signe de distinction sociale. Il se porte aussi obligatoirement par les femmes juives mariées qui ne peuvent montrer leurs chevelures,  et dans certains milieux chrétiens.

La « vergogne », qui désigne la pudeur avant l’invention de ce mot, est associée aux femmes. On y fait souvent référence dans ce Moyen Age qui ne connaît pas le respect de la vie privée et où la honte renvoie à l’ordre divin.

La virginité de Marie est telle que, même en étant la plus belle, elle ne peut être l’objet d’aucune convoitise. Epouse voilée ou vierge dévoilée, elle change d’apparence le long des siècles. Après le XVe siècle, les artistes la représentent  le plus souvent voilée.

En 1542, l’apparition du terme « pudeur » que l’on doit à Desportes, désigne un sentiment spécifique à la honte et est aussitôt réservé aux femmes. Il supplante progressivement le mot « vergogne » et désigne ce qui précède l’action, à l’inverse de la honte ou de la modestie que l’on éprouve après avoir accompli un acte répréhensible ou louable.

Au XVIIIe siècle,  au-delà des divergences sur une origine naturelle ou sociale de la pudeur, il semble désormais évident que la pudeur ne fait par partie de l’essence féminine mais dépend de raisons déterminées avant de devenir un comportement permanent. On peut dès lors parler d’une pudeur « rationnelle », en partie naturelle et en partie conventionnelle. L’importance de l’éducation se traduit par une nouvelle attention accordée aux enfants. On compte donc sur l’éducation pour transmettre les valeurs de la pudeur. Si la pudeur n’est pas naturelle, son besoin est naturel et engendre les règles de décence. Comme le dit  Voltaire : « Si la pudeur n’existait pas, il faudrait l’inventer ».

Le sein, lieu visible et symbolique de la différence sexuelle

« Si j’avais des seins, je les caresserais toute la journée. » : phrase extraite du film Domicile conjugal (1970) de François Truffaut

A lire : Le Sein, de Philippe Roth, où un homme est transformé en énorme sein.

Marqueur de différence sexuelle, le sein n’a pas la même image que les organes sexuels, car il ne se réduit pas à sa seule fonction d’allaitement et est dès lors ouvert à bien des possibles.

Le fantasme des gros seins est issu d’un imaginaire masculin assez grossier, celui qui préfère toujours le gros et le grand dans tous les domaines.

« La pudeur naturelle est comme le bracelet électronique d’une femme en liberté conditionnelle : la confiance qu’on lui accorde lui épargne la prison stricte. La moindre incartade justifie sans état d’âme la réclusion à perpétuité », observe Jean-Claude Bologne

A propos de la pudeur, nombreux sont les concepts mis en jeu, souvent de façon opposée :

Ombre / lumière ;

absence / présence ;

opacité / transparence ;

élégance / sensualité ;

volumes / matières

Fascination / peur ;

Colère / soumission ;

Exclusion / liberté

Individualité / Appartenance au groupe

Voile posé sur le corps comme une caresse / voile qui étouffe.

Jeux de regards / secrets

 

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